lundi, novembre 27, 2006

Duras en boîte de nuit




L'apprendre par coeur. Que faire d'autre lorsque les grandes brunes, finalement, ne veulent plus danser?


Je te rencontre.
Je me souviens de toi.
Cette ville était faite à la taille de l'amour.
Tu étais fait à la taille de mon corps même.
Qui es-tu?
Tu me tues.
J'avais faim. Faim d'infidélités, d'adultères, de mensonges et de mourir.
Depuis toujours.
Je me doutais bien qu'un jour tu me tomberais dessus.
Je t'attendais dans une impatience sans borne, calme.
Dévore moi. Déforme moi à ton image afin qu'aucun autre, après toi, ne comprenne plus du tout le pourquoi de tant de désir.
Nous allons rester seuls, mon amour. La nuit ne va pas finir. Le jour ne se lèvera plus sur personne. Jamais. Jamais plus. Enfin. Tu me tues. Tu me fais du bien.



Lire Duras permet à la grande fille brune de ne pas regarder les autres filles en les méprisant. Elle s'assoit, croise les jambes, et en appuyant sa joue contre son poing fermé elle s'ingénue à afficher sur son visage tout ce qu'elle peut trouver dans son corps, de souvenirs de Shoah, d'hakafot et de lévayas. Masque mortuaire, manifeste contre l'obligation d'un bonheur empaqueté en boîte. Parfois elle explose de rire, ou se contente de laisser apparaître un petit sourire dédaigneux, la grande brune qui méprise, tout dépend du nombre de thons qui se prennent pour des requins, du nombre de baleines qui se prennent pour des sirènes. Et lorsque je la quitte pour danser, c'est alors qu'elle est en pleine possession de ses moyens: elle sait que, seule, elle est regardée. On l'aborde. Elle peut rejeter, enfin geler de ses regards. La grande fille brune va en boîte pour se créer une banquise, et s'amuse de voir la faune glisser dessus.
Ca rajoute un mystère, forcément. On se dit "pourquoi va-t-elle en boîte?", forcément, quelle étrangeté. Une grande brune fatale, seule à mépriser dans un coin pourtant conçu pour la joie...


Nous pleurerons le jour défunt avec conscience et bonne volonté.
Nous aurons plus rien d´autre à faire, plus rien que pleurer le jour défunt.
Du temps passera. Du temps seulement.
Et du temps va venir.
Du temps viendra. Où nous ne saurons plus nommer ce qui nous unira. Le nom ne s´en effacera peu à peu de notre mémoire.
Puis, il disparaîtra tout à fait.


Autour les gens boivent et dansent; c'est fait pour ça, les gens. Les premières personnes à se placer sur la piste sont toujours des filles, toujours moches; ce sont celles qui sont tellement habituées à leur brouillon physique qu'elles en ont acquis une force, une assurance plus grande encore que celle des jolies filles. Du reste, elles sont en groupes, c'est irrémédiable, un groupe protecteur et nombreux. Comme un symptôme du culte de la démocratie: plus on est nombreux, et plus on a raison. Venez les filles, montrons-nous: nous avons raison d'être moches.
Les non repoussantes se montrent ensuite. Elles sont assises à boire de l'alcool, à fumer des cigarettes, elles aussi en groupe. Si elles dansaient les premières, mises en avant par l'absence de repoussoirs équilibrantes, non seulement elles seraient considérées comme des allumeuses, mais en plus elles offenseraient les moches. Avoir le droit de se mettre en valeur sans être vu comme la "bonne qui en veut", c'est le privilège des boudins.
Car oui, il est très fréquent d'observer cette peur du désir chez les filles de la nuit. Non pas par puritanisme, ni pas analogie avec la salope. Plutôt parce que le désir les replace dans un contexte sexuel, étroitement lié à l'imagerie sinistre d'un lieu fait pour les rencontres, d'un lieu pour frustrés, donc. Elles n'ont "pas besoin de ça", elles: les gens qui draguent dans les boîtes sont seuls, donc en opposition aux groupes sécuritaires (contacter l'une, c'est contacter toutes) et abordent avec leur corps (le son ne permet pas la discussion) donc avec ces gestes clichés, ces attitudes clichés qui sont maintenant l'apanage des beaufs. C'est un fait, contrairement à ce qui se dit, les filles ne vont plus en boîte pour draguer.

Pour le plus grand malheur des hommes. Enfin pas tous, il y a deux catégories d'homme à boîte: celui qui veut s'éclater, et celui qui veut baiser. Ce dernier commence à décourager, mais on en trouve encore, dans les coins, entre deux poussières, essayant tant bien que mal de flotter dans son verre d'un alcool qui peut être, lui fera voir son âme soeur. D'origine magrébine la plupart du temps, il reste debout à chercher du regard la fille qui pourrait être seule, qui pourrait ne pas avoir de copain dans la salle. On croirait, à l'observer, qu'il s'endors sur place, mais en fait non: il a dans sa tête tout un schéma rempli d'équations, de possibilités de filles déjà prises et de leur déplacement à travers le groupe même, afin d'anticiper le moment où elles seraient abordables. Au final, le dragueur repartira auprès de sa bande, masquant sa misère d'un "je suis allé m'éclater en boîte" qui réussira même à le convaincre: après tout, la discothèque est un lieu de divertissement, c'est une étiquette suffisante pour savoir qu'on s'est bien diverti. Même lorsqu'on s'emmerde, on dira, on croira, qu'on s'est amusé.
L'autre catégorie est constituée de fêtards. La majorité. On saute on danse comme on veut on crie on connait les chansons par coeur. Ils viennent aussi en groupe, forcément, en groupe d'hommes. Et même ceux qui amènent leur copine préfèreront à un moment rester avec leurs amis; tout faire pour désexualiser la boîte de nuit. Il y a d'ailleurs de moins en moins de différences entre la façon de danser des filles et celle des garçons; les ondulations de courbes tendent à disparaître, la liberté totale des gestes aussi. Surtout dans les "bonnes discothèques", classes et bourgeoises, sans beaufs, où ce n'est pas la "fête" qui compte (réservée aux amateurs de Patrick Sébastien) mais le laissé allé dans un lieu "d'une culture actuelle et underground", dont le principal moteur est le narcissisme. Une boîte avec comme murs des miroirs pour se voir danser ses minimalismes soubresauts, voilà qui serait l'idéal pour ces gens là. Ca leur servirait en plus pour comparer avec les ratés qui osent bouger d'une autre manière qu'eux, d'une manière autre que la majorité de la boîte. Tendance au mépris face à la différence, qui unifie tous les genres, toutes les classes, tout le monde.

Il faudrait donner à tous des romans de Duras, en boîte de nuit. Forcer à apprendre Hiroshima mon amour, jusqu'à l'oubli. Peut être qu'à ce moment là, la grande fille brune se mettra à danser.....
(photo d'un autre angle, qui n'a pas voulu se tenir dans le bon sens: est-ce cela, ou Duras, qui a fait fuir les gens?)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

N'être que de mots puisque justement, on ne danse pas, non pas parce que l'on fait partie des belles au regard perdu dans "le pourquoi de tant de désir", des fascinantes aux cheveux bruns, des gracieuses aux longues jambes, qui ne s'abaissent pas à s'agiter sur un dance-floor, mais parce que l'on se croit et l'on reste un fantôme, peut-être vieux, handicapé, obèse ou monstrueux, qui lit Duras caché sous les draps, qui regarde Resnais dans les salles obscures.
PS: Les gens ont disparus de la photo car trop mal à l'aise entassés sur le côté droit de l'image renversée, ils se sont décidés à sortir du cadre!
Bonsoir.

Hannibal Volkoff a dit…

Un fantôme, monstrueux, assurément. Tout est monstrueux quand on sait y regarder de près. Et c'est à la recherche du figurable que l'on erre dans le monde, ainsi que des spectres amoureux de ses miroirs fantasmés, de ses mots perdus.
Vieux handicapé obèse pourquoi pas, si ça permet de faire fuir les silhouettes en boîte; ou de susurrer des "tu me tues tu me fais du bien" aux autres solitaires des cinémas, sans être soupçonné.

Déformons nous, difformons-nous. J'ai souvent fantasmé là dessus. Pouvoir se modeler comme de la terre -et fusionné, juste un petit moment, avec les autres.

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