mercredi, novembre 19, 2008

Les berceaux troués

(Le visage plus marqué, plus creusé, vieillis très soudainement sans y toucher, sans même trauma identifiable mais plutôt comme une douleur qui s’est reconnue. Le terme creusé est très juste, creuser les traits les rides, des tranchées de guerre, creuser une tombe. A ce moment là le cadavre n’est pas encore posé, reste la certitude de son existence. Le visage ne veut pas, n’a pas voulu ressentir la souffrance mais, peut être dans une volonté de sublimation, l’a représenté, l’a transformé en image. Le monsieur pense que ce dont on ne ce souvient pas est une entité vivante, un artiste pervers dont le corps est la palette. La nuit au moment où l’éjaculation sèche entre tes doigts il se penche sur toi et oeuvre.


Quand je n’écris pas les fantômes reviennent. Par un embrayage que j’ai moi-même actionné, je deviens hystérique.



Je ne sais pas si je travaille mon indifférence pour éviter la douleur ou si je travaille ma douleur pour éviter l’indifférence. Le fait étant que l’indifférence me rend triste et que la tristesse me rend indifférent.
L’indifférence est-elle triste ? Non elle ne peut dans sa définition même, être ressentie comme telle, il s’agit là d‘un oxymore, ou alors on parlerait de prolongement, d’un passage vers. Cependant je ne crois pas qu’on puisse l’ordonnancer dans ce no man’s land infernal où les fanatiques de l’émotion montrée, démontrée, moralisée comme si elle était la nécessité spirituelle d’une éthique divine, se sont acharnés à la condamner. Ne rien ressentir est une chose qui terrifie les gens, qu'ils jugent comme morbide ou comme une étape vers la folie tel le Septimus de Mrs Dalloway. Pourtant l'indifférence se ressent aussi, elle est une émotion, déterminée par l’absence d’émotion mais comprenant ses propres nuances, ses propres couleurs nées de cette absence. Elle me fait penser au gris, oui, on peut aisément comparer l’assortiment absorbé de leurs composantes, si l’on considère que l’absence d’émotion est un agencement de toutes les émotions, mais selon un codage détruit, ravagé. Tony Leung, dans le film 2046 de Wong Kar Waï, n’est insensible aux passions des gens qui l’entourent que dans la mesure où il peut puiser sa pétrification affective dans leur affection à eux. 2046 est la suite d’In the Mood For Love, histoire d’amour et de nouilles chinoises ; il est pourtant bien plus dense ; le vide que son personnage implique est un accès à davantage de pistes, de possibilités. Il y a peut être beaucoup plus de manière de ne pas aimer que d’aimer.
Je pense aussi à la recherche de Lol V Stein, à son ravissement monstrueux décrit par Duras. Alors que la mère de Moderato Cantabile construit un simulacre, Lol V Stein choisit d’explorer sa sècheresse, son absence jusqu’à la folie dans une histoire d’amour qui du début à la fin n’existe pas, et qui ne vaut que pour son inexistence. Quand elle avait 19 ans, elle assista au départ de son fiancé Michael Richardson avec Anne Marie Stretter. Elle voulait les regarder, on l’en a empêché, rupture. Elle va par la suite côtoyer un couple dont elle va séduire l’homme. Détruire, dit-elle. Détruire de peur de mourir de la maladie du rien, c'est un accompagnement. L’indifférence nécessite une sensibilité carnivore, de cannibale. Une compréhension des sentiments comme un surplus nihiliste qu’une image rouillée, fantôme blotti dans nos corps, transforme en d’autres fantômes. Cérébrale, dit-il. Non, juste des fantômes guidés.




"Nous sommes assis sur un banc. Lol a raté le train qu'elle s'était promis de prendre. Je l'embrasse, elle me rend ses baisers.
-Quand je dis que ne l'aimais plus, je veux dire que vous n'imaginez pas jusqu'où on peut aller dans l'absence d'amour.
-Dites-moi un mot pour le dire.
-Je ne connais pas.
-La vie de Tatiana ne compte pas plus pour moi que celle d'une inconnue, loin, dont je ne saurais même pas le nom.
-C'est plus que ça encore.
Nous ne nous séparons pas. Je l'ai sur les lèvres, chaude.
-C'est un remplacement"


Marguerite Duras était une cadette, les cadets sont souvent des survivants, de cette machine à destruction qu’est la famille. Le grand frère, le petit frère, morts tous deux l’un d’avoir été trop aimé l’autre de ne pas l’avoir été assez, et elle, comme protégée dans cette place entourée, sans devoirs. La force des cadets est de savoir se servir de leur absence de place symbolique pour survivre. Ils ont cette attitude d’observateurs, une position contemplative, impuissante, de la douleur que certains d’entre eux vont jusqu’à écarter. Mais si la douleur des autres est toujours constitutive d’une éducation, parfois elle ne l’est que par cet acte même d’écartement, le malentendu d’y avoir échappé. Cela entraîne-t-il nécessairement la culpabilité, ou la honte ? Je crois que c’est autre chose, un remplacement effectivement. Ce qui est écarté n’est pas la violence (au contraire l’acte aurait dû être vu, cf Lol V Stein) mais son impacte -jusqu’à cet étrange état qu’est l’indifférence. Et les comportements qu’elle implique, qui la nourrissent, en particulier le besoin, si jouissif, si plein, de destruction. Ou comment la souffrance d'autrui devient un élément nécessaire, nécessaire parce que substantielle à l'indifférence et à l'impulsion créatrice qui en découle.
D'en sortir, quelle idée, quelle difficulté. J'y suis arrivé, parfois, et parfois même avec bonheur. Tout dépend du déclenchement de cette extraction.

Le garçon : n’as-tu jamais rêvé que le ciel se déchire
La fille : je veux te baiser jusqu’à se moquer du corps
Le garçon : une poésie qui parle de l’hiver en été, et des yeux qui s’enrouillent
La fille : de l’envers dilaté, et des rêves qui souillent
Le garçon : je veux te baiser jusqu’à se moquer de la poésie
La solitude :
La fille : je vois, la nuit a un kyste, carnassier, son écorce s’écaille
Le garçon : elle gémit comme berceau troué
La fille : des dents poussent entre les brides, de sombre qui lui reste
Le garçon : nous resterons confiant
Boris : je veux vous baiser jusqu’à se moquer de la Géorgie
Le garçon, la fille : on arrive on arrive
Boris : petites salopes
La solitude :




Le port en soi de blessures extérieures, happées et canalisées, métamorphosées par une empathie non-compassionnelle en une impulsion amnésique, conduit à ce positionnement d’étranger, cette impression de ne pas être réellement dans le monde. J’ai eu pendant longtemps le sentiment d’être décalé par rapport à ce qui m’entourait. On me le faisait d’ailleurs souvent remarquer, « Jean de la lune » disait-on pendant mon enfance, « un extraterrestre » a-t-on dit plus tard, etc. Le lien qu’il a fallut opter fut créatif, mais je ne parlerais pas de choix dans la mesure où de toute façon la dynamique créatrice se met en place. C'est un cliché, je sais, mais je prends le risque. De même que de faire le rapprochement entre la création et la destruction, dans un état où ce qui n'existe pas, ce qui donc est à construire, est justement ce qui est hostile, donc à détruire. Peut être qu'un bon artiste doit être un criminel. Lorsque j'étais amoureux je

(trop de fièvre, je termine là l’article)

Un photographe m’a dit un jour qu’il fallait avoir une sensibilité extrêmement fragile pour être un artiste. Je crois qu’il a tord.)

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